Passer au contenu

La complétude institutionnelle : la clé manquante pour assurer un droit à l’accès aux soins de santé en français pour les Franco-Ontariens?

Cet article explore le paysage juridique relatif aux droits d’accès aux services de santé en français en Ontario et en particulier les provisions constitutionnelles ainsi que ses principes sous-jacents, le schéma législatif de l’Ontario et des concepts sociologiques qui sont de plus en plus considérés par la magistrature canadienne, y compris le concept de la complétude institutionnelle.

Female doctor in white coat seated at table with clipboard in hand explaining to female patient, seated beside her, what is on the chart

I. Une mise en contexte du problème

L’Ontario est la province avec la population de francophones hors Québec la plus importante au Canada. En 2016, la province de l’Ontario comptait 622 415 francophones, ce qui représentait 4,7% de la population ontarienne.[1] Toutefois, selon une étude de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada : « 74% des Franco­-Ontariens ont affirmé n’avoir jamais ou presque jamais accès à des services hospitaliers en français. En fait, seulement 12% déclarent avoir eu accès à ces services chaque fois qu’ils sont allés à l’hôpital. »[2] Pour la province avec la population de francophones minoritaires la plus importante, ces chiffres sont inquiétants. Ils démontrent clairement que l’état du système de santé comme elle est n’est pas tout à fait capable d’offrir des soins de santé en français adéquate aux Franco-Ontariens.

De surcroît, les Réseaux de santé en français ont conclu que partout dans la province il y a un manque de professionnelles de la santé francophones ou bilingues et que la majorité de la planification des services de soins de santé en français par le gouvernement n’est conçue avec presque aucune participation de la communauté franco-ontarienne.[3]

Plusieurs lois et règlements en Ontario dénombrent l’étendue des droits à l’accès des services de santé provinciaux en français; notamment, la Loi sur les services en français, la Loi de 2016 donnant la priorité aux patients, la Loi de 2006 sur l’intégration du système de santé local et la Loi de 2019 sur les soins de santé pour la population. Pourtant, même avec de telles dispositions, il n’est toujours pas possible de garantir un droit à l’accès aux soins de santé en français aux Franco-Ontariens.

Dans une étude issue sur les déterminants de la santé en situation linguistique minoritaire, l’on peut remarquer au niveau général que le profil de la minorité francophone à l’extérieur du Québec souffre d’une proportion plus élevée d’individus en mauvaise santé.[4] L’étude a trouvé qu’il y a une « inégalité sociale et d’accès aux ressources qui s’ajoute aux autres déterminants sociaux » par rapport aux différences dans l’accès aux soins de santé majoritaire-minoritaire linguistique.[5] Conséquemment, l’étude a conclu qu’une politique équitable en matière de santé « devra dorénavant prendre en considération la situation linguistique minoritaire comme déterminant de la santé. »[6]

Les institutions offrant des services de soins de santé sont des piliers fondamentaux de toute communauté. Afin de démontrer la place importante occupée par les institutions de santé, le Commissariat aux services en français de l’Ontario a noté que : « [c]e n’est pas lorsque le patient se retrouve en situation de vulnérabilité qu’il doit commencer, en plus de son inquiétude légitime envers son état de santé, à revendiquer de toutes ses forces son droit d’être entendu, compris et soigné dans sa langue. » [7] Dans le même rapport, le Commissariat dénombre plusieurs incidents insupportables où les francophones en Ontario ont reçu un traitement inapproprié en raison de leur incapacité de communiquer suffisamment avec leur médecin. Parmi ces incidents, l’on trouve une dame de 80 ans qui a été prescrite une mauvaise ordonnance qui a accéléré sa maladie; ainsi qu’un enfant de 4 ans qui a subi une anesthésie involontaire, car les infirmiers et médecins pensaient que ses demandes en français de parler à sa mère étaient de « marmonnements incompréhensibles. »[8]

D’ailleurs, plusieurs mythes existent en ce qui a trait à la population francophone de l’Ontario qui nuisent très probablement le progrès des politiques en faveur d’un droit à l’accès aux soins de santé en français dans la province.[9] Premièrement, il existe une idée fausse que tous les Franco-Ontariens sont parfaitement bilingues.[10] En réalité, il y a quelques régions et communautés en Ontario, notamment dans le nord-est et l’est de la province, où le contact avec l’anglais peut être rare. Le directeur adjoint de la diversité et statistique socioculturelle à Statistique Canada, Jean-Pierre Corbeil, note « [qu’]il est faux de penser que tous les francophones hors Québec parlent anglais, même si en général, ils sont très bilingues. »[11] Il est aussi important de noter que beaucoup de nouveaux arrivants francophones au Canada n’ont pas toujours une forte connaissance de l’anglais et auront probablement des attentes d’avoir accès aux institutions de santé en français, vu le statut de la langue française en tant que langue officielle au Canada.[12] Manifestement, il existe un fort besoin auprès de la communauté franco-ontarienne d’avoir accès aux services de santé dans leur première langue officielle.

Le but de cette dissertation sera de déterminer s’il y a un chemin légal qui est clair et réalisable pour octroyer un droit à l’accès aux soins de santé en français aux Franco-Ontariens. À cette fin, l’essai analysera les protections pertinentes accordées par la Charte canadienne des droits et libertés (« la Charte »), la jurisprudence, le schéma législatif de l’Ontario, ainsi que des concepts sociologiques considérés de plus en plus par la magistrature, y compris la complétude institutionnelle. 

II. L’article 15 de la Charte : l’égalité réelle pour tous?

Le but de l’article 15 de la Charte est d’accorder l’égalité devant la loi, ainsi que l’égalité de bénéfice et protection égale de la loi.[13] Cependant, l’article 15(1) dénombre une liste des motifs de discrimination qui sont précisément interdits sous celle-ci, dont la discrimination en vertu de la langue est manquante. Selon le professeur José Woehrling de l’Université de Montréal, l’omission de la langue dans l’énumération de l’article 15(1) est surprenant.[14] En effet, la plupart des autres pays qui connaissent le plurilinguisme ont des régimes qui accordent l’égalité par rapport à la langue vis-à-vis de leurs dispositions constitutionnelles analogues. De plus, l’on trouve de telles protections expressément écrites dans plusieurs conventions et accords internationaux desquels le Canada est signataire—par exemple, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.[15] D’après Woehrling, concernant ce dernier, ce défaut de la langue à l’article 15 pourrait même être vu étant une violation du Canada par rapport à ses obligations internationales.[16] Une explication offerte par Woehrling à l’égard de ce manquement est la suivante : « cette omission pourrait probablement être interprétée comme indiquant que le rédacteur de la Charte considérait que l’égalité linguistique individuelle est moins importante et ne nécessite pas d’être autant protégée que l’égalité des deux grands groupes linguistiques du Canada, laquelle est consacrée par les articles 16 à 20 et 23 de la Charte - et par les autres dispositions pertinentes de la « Constitution du Canada. » »[17]

III. La protection des minorités : principe non-écrit de la Constitution

La CSC, suivant son jugement rendu dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, a énoncé quatre principes structurels fondamentaux non écrits de la Constitution canadienne, dont le quatrième principe est la protection des minorités. [18] Dans son analyse, la Cour a spécifié expressément que les droits linguistiques minoritaires se situent parmi ces protections.

Ceux qui s’opposent à cette interprétation large et libérale des protections des droits linguistiques minoritaires citent souvent le fait que tels droits sont seulement le résultat de compromis politiques. Ceci, afin d’argumenter que les droits linguistiques n’ont pas la même force juridique que d’autres droits et libertés. D’ailleurs dans le renvoi, la CSC met fin à ces arguments en soulignant que les droits linguistiques (ainsi que d’autres droits protégeant les minorités) sont en fait fondés sur des principes sous-jacents de l’ordre constitutionnel canadien. [19] Dans ce but, la Cour énonce que tels protections et principes non écrits ont une force normative en soient.[20] En ce sens, ils peuvent « donner naissance à des obligations très abstraites et générales, ou à des obligations spécifiques et précises. » [21]

Cette idée a aussi été soulevée par la CSC dans le Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba. Ici, la Cour confirme le suivant : « dans les décisions constitutionnelles, la Cour peut tenir compte des postulats non écrits qui constituent le fondement même de la Constitution du Canada. » [22]

Dans cette affaire, la CSC faisait preuve du principe sous-jacent de la Constitution de la primauté du droit; cependant, leur raisonnement est pareillement applicable à chacun des principes non écrits. [23] La conséquence de l’extrait ci-haut est d’abord le renforcement du fait que les principes sous-jacents non écrits de la Constitution ont sans doute une force normative. Ça démontre aussi la capacité des juges d’invoquer tels principes indépendamment d’autres questions ou concepts de droit. À cette fin, c’est possible que le principe non écrit de la protection des minorités soit invoqué dans une circonstance où il n’y a pas nécessairement une violation de l’article 15 de la Charte. Ce qui est en fait incident dans plusieurs cas qui invoquent ce quatrième principe non écrit. Un tel exemple qui a trait au domaine de la santé en Ontario est l’affaire Lalonde c. Ontario.

IV. Lalonde c. Ontario

L’affaire Lalonde[24] a été un arrêt d’incroyable importance pour les communautés linguistiques minoritaires en Ontario et au Canada. La décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario en Lalonde considérait le rôle important des hôpitaux pouvant desservir les communautés linguistiques minoritaires dans la protection de ces communautés contre l’assimilation.

Bref, la Commission de restructuration des services de santé a essayé de fermer l’Hôpital Montfort, le seul hôpital francophone en Ontario, afin d’abaisser les coûts par transmettre ses services à d’autres hôpitaux dans la région. Gisèle Lalonde, avec l’appui de l’administration de l’Hôpital Montfort, a engagé deux poursuites judiciaires devant la Cour divisionnaire de l’Ontario ainsi que la Cour d’appel de l’Ontario en opposition de la décision de la Commission. Ils ont présenté trois arguments à la Cour divisionnaire : 1) que les directives de la Commission violaient l’article 15 de la Charte; 2) que les directives étaient manifestement déraisonnables en vertu des motifs de droit administratif; et, 3) que les directives violaient le principe sous-jacent de la Constitution canadienne du respect et protection des minorités.[25]

Dans son jugement, la Cour divisionnaire a souscrit au troisième argument : que le principe sous-jacent de la Constitution de la protection des droits des minorités s’appliquait en l’espèce. La Cour est allée jusqu’à dire que la désignation de l’Hôpital Montfort comme un établissement « véritablement francophone » en vertu de la Loi sur les services en français (« LSF ») fait en sorte que l’hôpital joue un rôle institutionnel important afin de protéger la population francophone contre l’assimilation.[26] En outre, au paragraphe 69 du jugement, la Cour s’est appuyée sur des preuves sociologiques que la suppression des services de soins de santé en français et le seul hôpital de formation médicale francophone en Ontario « ne peu[vent] avoir qu’un effet négatif important sur la validité continue de cette collectivité, sa langue et sa culture. »[27] Essentiellement, la Cour a proclamé que la perte des institutions francophones entrainera inévitablement l’érosion des communautés linguistiques minoritaires, et en conséquence, l’assimilation.

Finalement, au paragraphe 136 du jugement, la Cour divisionnaire cite le juge Bastarache dans l’affaire R c. Beaulac (« Beaulac ») : « les droits linguistiques doivent dans tous les cas être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada… Dans la mesure où l’arrêt Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick… préconise une interprétation restrictive des droits linguistiques, il doit être écarté. La crainte qu’une interprétation libérale des droits linguistiques fera que les provinces seront moins disposées à prendre part à l’expansion géographique de ces droits est incompatible avec la nécessité d’interpréter les droits linguistiques comme un outil essentiel au maintien et à la protection des collectivités de langue officielle là où ils s’appliquent. »[28] En ce sens, la Cour interprète les droits linguistiques et la LSF d’une manière large et libérale. Ceci est en conformité avec les objectifs de la LSF de protéger et promouvoir la francophonie ontarienne, ainsi que le principe sous-jacent de la Constitution de protéger les minorités. De plus, dans la décision de la Cour d’appel, qui a fortement appuyé la décision de la Cour divisionnaire, les juges Weiler, Rivard et Sharpe ont remarqué précisément que la LSF est une loi quasi constitutionnelle.[29]

D’abord, l’affaire Lalonde démontre que les établissements de santé francophones n’existent pas simplement pour desservir des soins de santé, mais sont aussi des établissements importants pour maintenir la langue française, transmettre la culture francophone et favoriser la solidarité de la minorité franco-ontarienne.[30] Selon le Commissariat aux services en français de l’Ontario, l’affaire Lalonde affirme la place importante occupée par les institutions de soins de santé dans l’épanouissement de la francophonie ontarienne.[31] Essentiellement, la Cour a dit aux Franco-Ontariens qu’ils ont le droit de maintenir leur identité francophone et conséquemment qu’ils ont le droit de faire respecter cette identité en invoquant des valeurs constitutionnelles. Ainsi, la Cour a assujetti la province à reconnaître et acquiescer un certain niveau de protections institutionnelles à l’Hôpital Montfort étant un établissement « véritablement francophone. »

Pourtant, la Cour était seulement en mesure de rendre sa décision comme-telle puisque l’Hôpital Montfort était déjà désigné sous la LSF en tant qu’établissement offrant des services en français. La Cour a noté qu’au moment où l’Hôpital Montfort s’est fait désigner sous la LSF, le gouvernement s’est obligé d’offrir ces services en français.[32] C’était donc seulement grâce au fait que l’Ontario a adopté la LSF que ce recours soit possible en premier lieu.

Tant que cette décision est importante en reconnaissant les protections institutionnelles pour la communauté franco-ontarienne, elle ne garantit pas expressément un droit à l’accès aux soins de santé en français, seulement le droit de ne pas perdre les institutions de santé francophone préexistantes. De plus, depuis la décision rendue par la Cour dans l’affaire Lalonde, il y a eu très peu de progrès en ce qui a trait à la jurisprudence en matière des droits à l’accès aux soins de santé en français en Ontario.

V. Le schéma législatif de l’Ontario

La LSF est la source législative au niveau provincial la plus importante concernant l’offre de services gouvernementaux en français en Ontario. Comme étant susmentionnée, la LSF est une loi quasi constitutionnelle qui, selon les tribunaux, devra être interprétée d’une manière large et libérale. À cette fin, l’article 5 de la LSF offre des protections juridiques générales afin d’assurer un appui étendu des droits. L’article 5(1) de la LSF énonce le suivant :

« 5 (1) Chacun a droit à l’emploi du français, conformément à la présente loi, pour communiquer avec le siège ou l’administration centrale d’un organisme gouvernemental ou d’une institution de la Législature et pour en recevoir les services. Chacun jouit du même droit à l’égard de tout autre bureau de l’organisme ou de l’institution qui se trouve dans une région désignée à l’annexe ou qui sert une telle région.  L.R.O. 1990, chap. F.32, par. 5 (1). » [33]

En ce sens, toute personne qui se situe dans une région de la province désignée dans l’annexe de la Loi a droit d’employer le français dans leurs interactions avec les organismes gouvernementaux. De plus, l’article 8 de la Loi donne le pouvoir au lieutenant-général de désigner des organismes en tant « [qu’]offrant des services publics [en français]. » [34] Comme vu dans l’affaire Lalonde, lorsqu’une institution est désignée sous la LSF, et elle offre des services en français, l’institution reçoit les protections quasi constitutionnelles de la LSF. Ceci, car la présence de l’institution donne non seulement le droit aux services en français, mais aussi « toute structure nécessaire assurant la prestation de ces services… en français [à la communauté]. » [35]

Suivant cette logique, l’on pourrait argumenter que les hôpitaux et établissements de santé étant des acteurs régis par les Réseaux locaux d’intégration des services de santé (« RLISS ») (un acteur gouvernemental) devraient être soumis aux exigences de la LSF. Cet argument est encore renforcé à la suite du fait que les RLISS, en tant que mandataires de la Couronne, sont elles-mêmes assujetties à la LSF.

Or, dans le contexte du domaine la santé, ce n’est pas tout à fait le cas. Ici, la LSF impose des obligations sur le gouvernement dès qu’une institution de la santé est désignée en vertu de la Loi.[36] Ce qui était le cas avec l’Hôpital Montfort dans l’affaire Lalonde. Cependant, historiquement, les établissements de santé ne s’inscrivent pas nécessairement automatiquement sous le régime de la LSF. Sous le régime, il faut qu’un établissement offrant des services de soins de santé en français satisfasse les quatre critères suivants pour se faire désigner :

« d’offrir de manière permanente des services en français de qualité, de garantir l’accessibilité de ses services en français, d’assurer que des francophones siègent, de façon proportionnelle, au conseil d’administration et dans la direction de l’organisme, puis de développer une politique écrite de services en français adoptée par le conseil d’administration et définissant les responsabilités de l’organisme en matière de services en français. » [37]

Par la suite, l’institution a besoin de faire la demande de désignation. Bref, les institutions de santé qui ne soumettent pas une demande de désignation ou qui n’ont aucun intérêt pour s’y faire désigner ne sont pas assujetties aux provisions de la LSF et donc n’ont aucune obligation d’offrir des services de soins de santé en français.

Cela étant dit, au cours des années nous avons vu de changements importants à quelques autres provisions législatives dans la province sur l’offre de services de santé en français. Un tel exemple était l’adoption en 2008 d’un règlement en vertu de la Loi de 2006 sur l’intégration du système de santé local (« LISSL ») qui envisageait la création d’une entité de planification de services de santé en français.

« 16. (1) Les réseaux locaux d’intégration des services de santé engagent de façon soutenue la collectivité des diverses personnes et entités qui œuvrent au sein du système de santé local au sujet du système, notamment le plan de services de santé intégrés, et lors de l’établissement des priorités.

[…]

Fonctions

(4) Lorsqu’il engage la collectivité comme le prévoit le paragraphe (1), le réseau local d’intégration des services de santé engage :

[…]

(b) d’autre part, l’entité de planification des services de santé en français de la zone géographique du réseau qui est prescrite. 2006, chap. 4,par.16(4)[…] » [38]

En première vue, ce projet de loi avait l’air d’être une initiative importante pour épanouir l’accès aux services de santé en français. Cependant, en réalité le projet a manifesté différemment. Au lieu d’établir une institution distincte sous les RLISS qui préoccupera de la planification des soins de santé francophone en régions désignés, le gouvernement a simplement créé un comité consultatif. De la sorte, même tant qu’il y a des lois qui exigent a priori un certain niveau de réticence envers les Franco-Ontariens en vertu de leurs droits (par la création d’établissements véritablement francophone pour planifier le système de la santé), il y a parfois une manque de capacité d’assurer le suivi de tels politiques d’une manière qui préconise les protections statutaires dans la façon dont ils sont réellement écrits. Le Commissariat aux services en français précise que ce résultat est inconsistant avec la volonté de ce qui est exprimé par la LISSL et a soumis la recommandation suivante au ministre de la Santé :

« le commissaire recommande au ministre de la Santé et des Soins de longue durée de modifier le projet de règlement afin de revenir au libellé de la LISSL et de prévoir de réelles entités de planification de services de santé en français, pour chacun des RLISS ou pour des regroupements de RLISS. » [39]

D’ailleurs, la Loi de 2016 donnant la priorité aux patients (« LDPP ») avait comme but de modifier diverses lois dans l’intérêt des soins axées sur les patients. Parmi les modifications apportées par la LDPP était l’ajout d’une adjonction de la clause suivante dans la LISSL :

«  e.1) promouvoir l’équité dans le domaine de la santé, y compris des résultats équitables en matière de santé, réduire ou éliminer les disparités et les inégalités dans le domaine de la santé, reconnaître l’incidence des déterminants sociaux de la santé et respecter la diversité des collectivités et les exigences de la Loi sur les services en français dans le cadre de la planification, la conception, la prestation et l’évaluation des services. » [40]

De même, la Loi de 2019 sur les soins de santé pour la population (« LSSPP ») dans son préambule affirme le suivant :

« La population de l’Ontario et son gouvernement :

[…]

Reconnaissent que le système public de soins de santé devrait tenir compte de la diversité des collectivités de l’Ontario et respecter les exigences de la Loi sur les services en français en ce qui concerne la planification, la conception, la prestation et l’évaluation de services de soins de santé destinés à la collectivité ontarienne de langue française. » [41]

D’abord, de telles provisions démontrent qu’au cours des années, le gouvernement de l’Ontario a renforcé l’importance de la LSF dans quelques-uns de ses projets de loi sur la santé. Cependant, de telles provisions sont principalement superficielles. Elles ont tout simplement l’effet de réitérer des obligations sous la LSF dont le gouvernement est déjà assujetti. Conséquemment, elles peuvent être interprétées comme des gestes vides d’un gouvernement qui cherche à se plier aux Franco-Ontariens sans instituer de vrais changements en octroyant un droit positif.

Quant au schéma législatif de l’Ontario, l’on peut voir qu’il n’y a pas expressément une loi ou un règlement qui accorde un droit positif à l’accès aux soins de santé en français. La LSF protège les institutions de santé francophone désignées, et les lois comme la LDPP et la LSSPP mentionnent, à un certain niveau, le besoin de tenir compte des obligations trouvées dans la LSF. Pourtant, aucune de ses lois n’oblige la création des institutions de santé francophones. En ce sens, le schéma législatif de l’Ontario peut être invoqué comme un bouclier, mais non pas comme une épée.

Qui plus est, la mise en œuvre du règlement 16 de la LISSL démontre que même avec des provisions législatives qui ont l’air d’obliger la création d’établissements de santé francophone, le gouvernement est capable de les réaliser d’une manière insolite qui évite d’octroyer de droits positifs.

VI. La complétude institutionnelle : la clé manquante pour débloquer un droit à l’accès aux services de santé en français?

Le concept de la complétude institutionnelle est essentiellement l’influence dont un groupe minoritaire exerce sur les institutions publiques et les services administratifs d’une société. Selon Rémi Léger, professeur de sciences sociales à l’Université Simon Fraser et Linda Cardinal, une politologue franco-ontarienne et professeure d’études politiques à l’Université d’Ottawa, la notion de la complétude institutionnelle « permet d’étudier les conditions de pérennisation des minorités ethnoculturelles et linguistiques, ce qui comprend les groupes issus de l’immigration tout comme les minorités historiques et nationales. De façon plus précise, le fait de détenir des institutions–une école, un hôpital, un journal ou un théâtre–est considéré comme une condition qui contribue à l’épanouissement des minorités. La notion de complétude institutionnelle comporte aussi une dimension politique indéniable, car ces institutions que possède la minorité doivent dans la mesure du possible être gérées par et pour cette dernière. »[42] Dans leurs recherches, les professeurs Léger et Cardinal ont appuyé fortement sur les enseignements de Raymond Breton, le pionnier de la théorie de la complétude institutionnelle. Ils dénotent que selon Breton, la complétude institutionnelle est primordiale pour les francophones hors Québec. Particulièrement, car ces communautés occupent une place importante au Canada en tant qu’un des peuples fondateurs de la conceptualisation moderne du pays. C’est dorénavant important de « doter les francophones hors Québec d’une complétude institutionnelle… un objectif qu’il considère fondamental à toute stratégie en vie d’assurer sa pérennité. »[43] Suivant cette logique, Cardinal propose d’aller plus loin que la proposition de Breton en accordant une dimension juridique au concept afin de permettre la reconnaissance d’un droit à la complétude institutionnelle aux communautés francophones minoritaires au Canada, y compris les Franco-Ontariens.[44]

Stéphanie Chouinard dans son œuvre « The Rise of Non-Territorial Autonomy in Canada : Towards a Doctrine of Institutional Completeness in the Domain of Minority Language Rights » examine les arrêts clés où la magistrature canadienne s’est appuyée sur les principes de la complétude institutionnelle et l’autonomie non territoriale.[45] À cette fin, elle, comme la professeure Cardinal, a comme but de démontrer que dans leur interprétation de ces concepts, les tribunaux ont ouvert la voie à la reconnaissance de droits positifs pour les communautés francophones minoritaires au Canada. Selon Chouinard, le paysage juridique des droits linguistiques et la reconnaissance de la complétude institutionnelle au Canada ont été façonnés par trois périodes distinctes.[46]

La première période a débuté en 1982 et peut être définie comme l’ère de la doctrine de compromis politiques.[47] Dans cette période, les tribunaux interprétaient les droits linguistiques dans une manière restreinte. Pour illustrer cette interprétation, Chouinard évoque un passage de M. le juge Beetz dans l’arrêt Société des Acadiens c. Association of Parents : « d’autre part, même si certains d’entre eux ont été élargis et incorporés dans la Charte, les droits linguistiques ne reposent pas moins sur un compromis politique […] Cela ne veut pas dire que les dispositions relatives aux droits linguistiques sont immuables et qu’elles doivent échapper à toute interprétation par les tribunaux. Je crois cependant que les tribunaux doivent les aborder avec plus de retenue qu’ils ne le feraient en interprétant des garanties juridiques. »[48] Selon Chouinard, cette période d’interprétation des droits linguistiques a effectivement sous-divisés les droits et libertés accordés par la Charte en deux catégories : 1) les droits de première classe basés sur les principes et garanties juridiques; et, 2) les droits de deuxième classe basés sur les compromis politiques.[49]

La deuxième période a durée de 1990-1999. L’ampleur de cette période s’est définie par la reconnaissance des droits linguistiques collectifs.[50] Un arrêt clé de cette époque a été l’affaire Mahé c. Alberta. Ici, dans son jugement, M. le juge Dickson énonce pour la première fois à la CSC une interprétation collective des droits linguistiques ainsi qu’un lien important entre la langue et la culture : « la langue est en outre la clef du progrès culturel. Certes, langue et culture ne sont pas synonymes, mais le dynamisme de la première est indispensable à la préservation intégrale de la seconde. »[51] De tels principes ont également été soulevés par des jugements importants susmentionnés, notamment l’arrêt Beaulac et la Renvoi sur la sécession du Québec.

Finalement, Chouinard attribue les années 2000-2012 à la troisième période, durant laquelle les droits linguistiques se sont éloignés de la notion des droits collectifs et ont évolué vers un appui de la notion de la complétude institutionnelle et une égalité « réelle ».[52] Chouinard remarque que l’égalité réelle des langues officielles a été abordée pour la première fois par la CSC dans l’arrêt Arsenault-Cameron c. Île-du-Prince-Édouard (« Arsenault-Cameron »).[53] Ici, elle souligne l’importance de permettre les communautés minoritaires de vivre dans leur propre langue. Outre cela, la Cour énonce que le traitement équitable de la minorité ne va pas nécessairement obliger à ce que les mêmes mesures soient adoptées pour la minorité que celles adoptées pour la majorité.[54] Finalement, ce qui est la plus remarquable était la reconnaissance par la CSC dans l’affaire Arsenault-Cameron du rôle des représentants de la communauté minoritaire en tant que « porte-paroles légitimes » dans la gestion des institutions communautaires.[55] Ce qui est en effet un appui important par la magistrature du concept de la complétude institutionnelle. Dans son analyse de la troisième période des droits linguistiques, Chouinard a aussi référé à l’affaire Lalonde. Spécifiquement, elle souligne la manière dont la Cour divisionnaire de l’Ontario a incorporé le témoignage de Raymond Breton sur la complétude institutionnelle dans sa décision. À cette fin, Chouinard remarque que l’affaire Lalonde ouvre la porte à l’instauration future des établissements de soins de santé francophone en tant qu’institutions intégrales à la pérennité des communautés francophones minoritaires en vertu du concept de la complétude institutionnel.[56]          

Ainsi, la pérennité de la communauté franco-ontarienne est soumise aux caprices des tribunaux et des législatures. À cette fin, il est important de noter que les tribunaux ne peuvent pas changer la loi de leur propre volonté.[57] D’abord, un cas qui a trait spécifiquement à l’accès des services de santé en français en Ontario sera nécessaire pour que la magistrature puisse interpréter les droits linguistiques d’une manière plus large. Il est également possible que les tribunaux dans une telle instance puissent restreindre l’interprétation des droits linguistiques. De toute façon, un tel élargissement ou une telle réduction des droits linguistiques nécessiterait un cas concret pour invoquer une interprétation juridique.

VII. Conclusion

Selon l’état du droit actuel, il sera difficile de faire preuve d’un droit existant qui octroie explicitement l’accès aux soins de santé dans sa première langue officielle, notamment, en français aux Franco-Ontariens. Cependant, cela ne veut pas dire qu’un cheminement réalisable à un tel droit n’existe pas. Selon les recherches de Chouinard, les tribunaux s’appuient de plus en plus sur des principes tels que la complétude institutionnelle. De ce fait, au cours des années, les droits linguistiques deviennent de plus en plus répandus. Il est dorénavant important pour la pérennité de la communauté franco-ontarienne que les tribunaux continuent cette évolution vis-à-vis des interprétations larges et libérales des droits linguistiques. Avec de tels élargissements du paysage juridique, l’octroi par la magistrature d’un droit explicite à l’accès aux soins de santé dans sa première langue sera peut-être possible à l’avenir.

Par contre, jusqu’au point où un gouvernement provincial sera élu en Ontario qui est conscient du fort besoin des Franco-Ontariens d’avoir un droit explicite à l’accès aux soins de santé en français; ou un cas concret se présente aux tribunaux concernant le droit à l’accès aux soins de santé en français en Ontario, il y a peu de cheminements légaux pour octroyer un droit positif à l’accès aux soins de santé en français aux Franco-Ontariens. Cela ne veut pas dire qu’un tel changement de l’état du droit est irréalisable ou irréaliste, simplement qu’il nécessitera du temps, de la patience et un peu d’ingénuité juridique. Ainsi, en s’appuyant sur l’ensemble de la jurisprudence susmentionnée, les arrêts importants mentionnés par Chouinard et les principes sous-jacents de la Constitution, je suis de l’avis qu’un argument robuste pourrait être avancé en faveur de l’octroi d’un droit à la complétude institutionnel en matière du domaine de la santé aux groupes linguistiques minoritaires.

 

Notes de fin

[1] Gouvernement de l’Ontario, « Profil de la population francophone de l’Ontario – 2016 » (5 février 2019), en ligne : ontario.ca <https://www.ontario.ca/fr/page/profil-de-la-population-francophone-de-lontario-2016>.

[2] Ontario, Rapport spéciale sur la planification des services de santé en français en Ontario, 2009, Toronto, Commissariat aux services en français, 2009 à la p 8 [Commissariat].

[3] Ibid à la p 9.

[4] Louise Bouchard et Martin Desmeules, « Les minorités linguistiques du Canada et la santé » (2013) 9 Health Policy J (Spec Issue) 38-47 à la p 43. [Bouchard et al.]

[5] Ibid à la p 45.

[6] Ibid à la p 46.

[7] Commissariat, supra note 2 à la p 8.

[8] Ibid à la p 7.

[9] Ibid à la p 8.

[10] Benjamin Vachet, « Tous bilingues, les Franco-Ontariens ? » (6 mai 2020), en ligne : ONFR+ <https://onfr.tfo.org/tous-bilingues-les-franco-ontariens/>.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Charte canadienne des droits et libertés, art 15, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [La Charte].

[14] José Woehrling, « L’article 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et la langue » (1985) 30 RD McGill 266 à la p 288 (WP).

[15] Ibid à la p 272.

[16] Ibid à la p 288.

[17] Ibid à la p 290.

[18] Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, au para 79.

[19] Ibid au para 80.

[20] Ibid au para 54.

[21] Ibid.

[22] Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721 à la p 752.

[23] Ibid.

[24] Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des services de santé), 2001 ON CA, CanLII 21164 [Lalonde].

[25] Hôpital Montfort, « Document d’appui à l’intention des ambassadeurs et ambassadrices de Montfort » (2009) à la p 49, en ligne (pdf) : Hôpital Montfort <https://hopitalmontfort.com/sites/default/files/PDF/2.1.1_annexe_1_et_2_-_jugements.pdf> [Montfort].

[26] Lalonde c. Ontario (Commission de restructuration des services de santé), 1999 ON SCDC, CanLII 19910, au para 52 [Lalonde SCDC].

[27] Montfort, supra note 25 à la p 53.

[28] R. c. Beaulac, [1999] 1 S.C.R. 768 aux pp. 791-92, 173 D.L.R. (4e) [Beaulac].

[29] Lalonde, supra note 24 au para 186.

[30] Commissariat, supra note 2 à la p 14.

[31] Ibid.

[32] Montfort, supra note 25 à la p 29.

[33] Loi sur les services en français, L.R.O. 1990, c F.32, art 5 (1).

[34] Ibid, art. 8.

[35] Lalonde, supra note 24 au para 162.

[36] Commissariat, supra note 2 à la p 14.

[37] Ibid.

[38] Ibid à la p 17.

[39] Ibid à la p 18.

[40] Loi de 2016 donnant la priorité aux patients,  L.O. 2016, c 30, art. 4(2).

[41] Loi de 2019 sur les soins de santé pour la population, L.O. 2019, c 5, préambule.

[42] Linda Cardinal et Rémi Léger, « La complétude institutionnelle en perspective » (2017) 36 : 3 R Politique et Sociétés 3 au para 2 (érudit).

[43] Ibid au para 19.

[44] Ibid au para 22.

[45] Stéphanie Chouinard, « The Rise of Non-Territorial Autonomy in Canada : Towards a Doctrine of Institutional Completeness in the Domain of Minority Language Rights » (2014) 13 : 2 Ethnopolitics 1 à la p 1 [Chouinard].

[46] Ibid à la p 10.

[47] Ibid.

[48] Société des Acadiens c. Association of Parents, [1986] 1 RCS 549 aux paras 64-65.

[49] Chouinard, supra note 45 à la p 12.

[50] Ibid à la p 13.

[51] Mahé c. Alberta, [1990] 1 SCR 342.

[52] Chouinard, supra note 45 à la p 15.

[53] Ibid.

[54] Ibid à la p 16.

[55] Ibid.

[56] Ibid à la p 18.

[57] Ibid à la p 24.